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Le 15 octobre 1943, Kersten prit l’avion de Stockholm pour Helsinki. À l’aérodrome, une voiture officielle l’attendait qui le conduisit immédiatement auprès de M. Ramsey, ministre des Affaires étrangères de Finlande. Leur conférence dura des heures. Kersten fit un rapport étendu sur la situation de l’Allemagne et l’acheva en disant que, d’après ses observations, le IIIe Reich ne pouvait pas tenir plus d’un an ou d’un an et demi. La guerre, à son avis, était perdue pour Hitler. Le ministre confia à Kersten que c’était également l’opinion de son gouvernement et qu’il n’avait qu’un désir : faire la paix avec la Russie. Mais il ne pouvait s’adresser directement à Moscou. Il y avait trop de soldats allemands en Finlande. Et Ramsey chargea Kersten d’essayer une négociation avec des représentants américains à Stockholm. Ainsi, le docteur, qui avait été l’homme le plus détaché des affaires politiques, devenait un messager secret de la diplomatie internationale.
Revenu en Suède, Kersten prit les contacts voulus. L’ouverture finlandaise fut communiquée à Washington. Roosevelt fit répondre que le gouvernement finnois devait s’adresser directement à la Russie. L’affaire en resta là.
Dans le même temps, Kersten fit une autre tentative en faveur de la paix. Tout en tenant rigoureusement cachée à Himmler la démarche de la Finlande, il proposa au Reichsführer de sonder les Américains sur les conditions qui pourraient mettre fin aux hostilités.
Himmler, loin de se montrer contraire à cet avis, envoya dans le plus grand secret, à Stockholm, son chef d’espionnage et de contre-espionnage, Walter Schellenberg. Mais les pourparlers ne purent aboutir.
Schellenberg repartit pour Berlin et, à la fin du mois de novembre, Kersten lui-même dut envisager son retour en Allemagne. Il n’avait pas le choix.
Mais restait un problème autrement difficile et grave : celui de sa femme et de son enfant âgé de quelques mois. Allait-il les ramener dans un pays en guerre, où la situation se détériorait sans cesse et où lui-même allait courir des risques de plus en plus grands ? Leur sécurité était assurée à Stockholm, tandis que là-bas…
Kersten songea aux réactions de Himmler… Il savait que s’il rentrait, même seul, il serait le bienvenu… Le Reichsführer avait trop besoin de lui. Mais, en même temps, Kersten sentit, de tout son instinct, que s’il voulait posséder la confiance absolue, aveugle, de Himmler, s’il voulait avoir toutes les chances de son côté, dans le jeu qu’il avait à jouer auprès du Reichsführer, il fallait que sa femme et son enfant regagnent l’Allemagne et servent de témoins, d’otages à sa fidélité.
Assis dans un fauteuil, au cœur de la nuit, les doigts entrelacés sur la courbe de son ventre, les sourcils joints sous le haut front, le docteur méditait avec l’intensité de l’angoisse.
Oh ! certes, avant ses conversations avec Gunther, le docteur eût laissé sans hésiter les siens à Stockholm. Mais, depuis, une perspective beaucoup plus vaste et un devoir plus exigeant s’ouvraient à lui. Jusqu’alors, le secours qu’il avait pu donner aux hommes menacés avait été pour ainsi dire inspiré par le hasard. Il ne s’était même pas rendu, chaque fois, un compte exact de ce qu’il faisait. Cela était entré dans sa routine quotidienne, comme une sorte de traitement ajouté aux autres. Une fois le résultat obtenu, il l’oubliait.
C’était à présent seulement qu’il prenait conscience de la mission qui lui était attribuée par les détours du destin. Un champ sans limites s’offrait, où il pouvait aider toute une humanité vouée au tourment, réduite au désespoir. La tâche qu’il devait accomplir, en travaillant avec Gunther, était d’une difficulté terrible. Et plus la situation de l’Allemagne deviendrait précaire, plus l’effort serait dangereux. Kersten eut la vision du roi des fous à l’instant de la débâcle.
Il trembla pour sa femme, pour son fils.
Mais, d’autre part, il se disait : « Si, justement à cause des heures redoutables qui se préparent, je ne donne pas une garantie entière de loyauté, d’attachement et de confiance à Himmler, ma mission devient impossible. Et la seule garantie de cette nature est le retour de ma femme et de mon enfant. »
La nuit insomnieuse s’achevait. Kersten quitta son fauteuil en soupirant. Les dés étaient jetés.
— Irmgard, nous allons rentrer, dit le docteur à sa femme, aussi gaiement qu’il put. Tu seras contente, j’en suis sûr, de revoir les deux garçons et de gouverner de nouveau la propriété.
Et Irmgard Kersten, qui, en effet, adorait Hartzwalde et les huit chevaux, les vingt-cinq vaches, les douze truies et leur mâle énorme, et les cent vingt poules dont elle prenait soin, et qui n’avait aucune notion des difficultés qui attendaient son mari en Allemagne, se réjouit de retrouver le domaine enchanté.
Quand Kersten monta dans l’avion de Stockholm pour Berlin, il avait le cœur très lourd, mais aussi la certitude que sa décision était celle qu’il fallait : sa vie et même celle de sa famille ne devaient pas compter en regard de la tâche qu’il entreprenait.